L’argent public est-il réparti à parts égales entre les deux sexes ? Pas si on en croit certains chiffres éloquents : en France, 75 % des budgets municipaux consacrés aux loisirs s’adressent dans les faits aux hommes. C’est une des conclusions à laquelle sont parvenus les spécialistes de la géographie du genre Edith Maruejouls et Yves Raibaud. Dans leurs ouvrages respectifs Faire je(u) égal, Penser les espaces à l’école pour inclure tous les enfants et La ville faite par et pour les hommes, ces derniers esquissent des solutions. Pour remédier à ces disparités, les collectivités territoriales ont tout intérêt à adopter la budgétisation sensible au genre. Que signifie ce concept et permet-il vraiment de gommer les inégalités ? Le budget sensible au genre est-il appliqué aux finances publiques de notre pays ? Tour d’horizon d’une pratique pas si nouvelle favorable aux droits des femmes.
Le budget sensible au genre : qu’est-ce que c’est ?
Avant de nous lancer dans de grandes explications, ouvrons une petite parenthèse sémantique. Il est préférable d’employer le terme de budgétisation sensible au genre plutôt que celui de budget sensible au genre. En effet, la budgétisation implique l’action d’élaborer un budget. Ce mot est donc plus pertinent pour désigner cette démarche.
Venons-en au fait, qu’est-ce que la budgétisation sensible au genre (BSG) ? En deux mots, c’est un outil puissant qui intègre la perspective de genre dans le processus budgétaire.
La BSG peut être mise en œuvre à différents niveaux institutionnels : les États, les collectivités locales et les organisations non gouvernementales. Dans la pratique, c’est souvent à l’échelle d’une ville qu’elle est déployée.
La BSG se décline en trois phases :
1. Analyser les recettes et les dépenses à travers le prisme du genre, afin de mesurer comment un budget peut impacter différemment les femmes et les hommes.
2. Redéfinir les politiques budgétaires et redistribuer les ressources avec pour objectif de viser l’égalité.
3. Intégrer de manière systématique la perspective du genre dans les cycles budgétaires.
La première phase est particulièrement importante, car plus l’analyse sera menée finement, avec des indicateurs adaptés, plus elle sera en mesure de faire émerger des axes d’amélioration.
La BSG n’est pas une approche nouvelle. En 1995, dans une résolution adoptée par l’ONU, la budgétisation sensible au genre est mentionnée comme étant une mesure incontournable pour viser l’égalité des sexes.
Le Conseil de l’Europe en fait également la promotion. Dans un rapport édité en 2009, il met en avant plusieurs pays ayant intégré la BSG dans leurs textes de lois respectifs, comme l’Autriche, la Belgique et l’Espagne.
En France, la budgétisation n’est pas inscrite dans la législation. Cependant, dans la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre femmes et hommes, un article y fait indirectement référence. Avant un débat budgétaire, les collectivités de plus de 20’000 habitants doivent produire un rapport mettant en évidence leurs gestes pour favoriser l’équité.
La budgétisation sensible au genre (BSG) : quel est son intérêt ?
La lutte contre le sexisme est devenue un enjeu de société majeur de notre époque.
Dans ce contexte, la BSG apparaît en premier lieu comme un outil particulièrement adéquat pour identifier les inégalités au sein des politiques publiques. En étant conscient des injustices déjà existantes, il est plus facile de ne pas en créer de nouvelles.
Par exemple, les municipalités construisent plus facilement des infrastructures sportives qui bénéficieront plutôt aux garçons, comme des terrains de football. En effet, dans la pratique, les femmes ne sont pas nombreuses à chausser les crampons, comme le mentionne un rapport de synthèse du Ministère des Sports : « Ainsi, en 2017, on compte 87% de femmes dans les sports de glace, 81,5% en gymnastique et seulement 7,4% au football ou 10,5 en cyclisme ».
Un autre enjeu de la budgétisation sensible au genre est de garantir une plus grande justice fiscale. En analysant finement les comptes, on veille à ce que l’accès aux services soit assuré de manière équitable. Dans un climat de restriction budgétaire qui pénalise souvent davantage les femmes, l’analyse genrée des dépenses revêt une importance capitale.
Conscient de l’intérêt du BSG, le Centre Hubertine Auclert a édité un guide pratique de référence sur le sujet, à destination des décideurs publics.
Pour les élu·e·s, intégrer la BSG à la politique budgétaire leur offrirait l’opportunité de faire preuve de transparence et d’œuvrer ainsi aux exigences d’une bonne gouvernance.
Finalement, la BSG est un très bon moyen d’évaluation des actions publiques. Elle donne ainsi l’occasion de se poser un certain nombre de questions :
- Quelles sont les personnes qui bénéficient directement des budgets alloués ?
- Appartiennent-elles au public ciblé par les programmes mis en place ?
- Si oui, leurs attentes sont-elles comblées ?
La BSG n’analyse donc pas uniquement l’efficacité d’une politique, mais aussi son efficience et constitue aussi un bon outil d’aide à la décision.
La mise en œuvre de la BSG : quelques exemples concrets
En Europe, quelques expériences ont été menées à une échelle locale. La Suède a expérimenté la méthode des 3R/4R, qui a pour but d’analyser les actions des collectivités selon le prisme de genre. L’Autriche est également très avancée en la matière. Depuis 2006, la ville de Vienne prend en compte la budgétisation sensible au genre dans ses réalisations. Le Centre Hubertine Auclert propose un bon résumé de ces stratégies.
En France, une délégation de l’Assemblée nationale a organisé une table ronde dans le cadre d’une mission d’information sur les budgets genrés. Plusieurs représentants des villes qui se sont lancées dans la BSG ont pris la parole.
Lyon fait office de pionnière, car elle a décidé d’adopter cet outil pour l’intégralité de son budget. Comme l’explique Audrey Hénocque, Adjointe au Maire déléguée aux finances et à la commande publique, cinq directions ont été choisies pour tester la démarche.
Leur comptabilité a été analysée selon l’approche tri-catégorielle. Présentée dans le guide pratique du Centre Hubertine Auclert, cette dernière consiste, au moyen d’indicateurs spécifiques, à classer les dépenses en trois catégories :
- Les dépenses étant désignées comme neutres (matériel informatique, etc.).
- Les dépenses visant à atteindre l’égalité entre les femmes et les hommes (subventions à des associations qui en font la promotion, etc.).
- Les dépenses concernant des actions qui intègrent une dimension de genre (installations sportives, etc.).
Après cette phase pilote, l’ambition de la municipalité lyonnaise est de d’étendre petit à petit la BSG à l’ensemble de ses politiques publiques.
Paris a également procédé à une tricatégorisation de ses dépenses. À court terme, son objectif est de créer un document d’information sur la budgétisation sensible au genre à destination des élu·e·s.
De son côté, la ville de Strasbourg fait partie d’un programme spécifique soutenu par la Commission européenne. Après un premier essai sur la direction des Sports en 2022, l’ensemble de ses budgets est passé cette année au crible.
D’autres communes, comme Rennes et Nantes, se sont aussi portées volontaires pour mettre en place la BSG.
Bien que moins développé que dans d’autres pays, le budget sensible au genre trace pas à pas son chemin en France. Cette volonté d’une répartition plus équitable des ressources publics est bien présente parmi la classe politique. Certes, il reste encore un certain nombre de craintes et de préjugés à lever pour travailler de manière concrète. Néanmoins, on peut parier qu’à l’avenir, la budgétisation sensible au genre deviendra un outil incontournable des services publics pour davantage d’égalité.
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